Raymond Depardon

Christian Caujolle

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Après Anders Petersen, Christian Caujolle, nous fait découvrir dans cet ouvrage l’univers du grand photographe de l’agence Magnum: Raymond Depardon.

En confiance, Raymond Depardon parle. Beaucoup, longuement, sans hésitation mais avec un débordement de digressions. Les repères temporels sont parfaitement en place, l’histoire présente, les souvenirs se combinent et les mots semblent en appeler toujours d’autres qui mènent la pensée ailleurs, ou plus loin qu’au moment où elle s’était mise en œuvre.

De l’enfance rurale à «la montée à Paris», de l’agence Dalmas entre people quotidien et terrains d’actualité et de guerre à la fondation de Gamma dont il devient un jour rédacteur en chef embauchant de jeunes photographes, puis de Magnum au cinéma, puis du livre – essentiel – à l’exposition, un Raymond que l’on pense parfois taiseux se révèle volubile.

Il s’épanche sur ses motivations, ses envies, ses rapports, très importants et pensés en permanence à la technique, pour la photographie comme au cinéma. Choix d’appareil, de machines — dont il possède un très grand nombre, du Rolleiflex à la chambre grand format, et qu’il choisira en fonction du projet – qui détermineront un rapport au monde parce qu’elles imposent un angle de vision et une conception du plan. Il dit aussi sa relation à l’écriture, au texte, à la façon dont il les pratique
et les lie.

Il dit, pudiquement, des aspects intimes de son parcours, les envies d’emmener avec lui en reportage celle dont il est amoureux à un moment, ses départs parce qu’une relation sentimentale n’aboutit pas, n’est pas satisfaisante, des départs entre besoin de ne pas souffrir et de prouver, à lui et à l’autre,
ce qu’il est, ce qu’il peut dire et donner.

Une parole touffue qui correspond bien à ses tensions – qui ne sont jamais que des réalisations – entre photographie et cinéma qu’il transpose ou transporte l’une dans l’autre et vice-versa.

Des mots qui disent et tentent de cerner les « photos de colère » qui l’ont toujours animé, en Afrique comme en Amérique Latine ou en France, avec les paysans ou les paysages qui ressemblent encore quelque peu à ceux qu’il a connus dans sa prime jeunesse.

Des mots qui, souvent, lorsqu’ils s’apaisent, s’interrompent sur la permanence d’une solitude profonde. Celle qui le ramène toujours, sans que l’on le lui demande jamais, vers la ferme du Garet.

EXTRAIT

Les photos de colères, c’est quoi?

Les photos de colères c’est quand même… Comme ça, en schématisant, c’est quand même quelque chose… N’ayant pas fait d’études, pas fait le collège ni le lycée quand je me suis retrouvé en soixante-huit avec Gilles Caron, on a beaucoup travaillé ensemble et je me suis rendu compte qu’il y avait comme un décalage qui était dû en fait à mon très jeune âge en tant que reporter. J’ai un peu grillé toutes les étapes puisque à dix-sept ans, je commençais à faire des photos, à dix-huit, on m’envoyait en Algérie, à dix-neuf, je tournais autour du monde. À vingt ans, je faisais mon service militaire, à vingt et un ans, je reprenais le truc, c’est-à-dire qu’à vingt-cinq ans, j’étais déjà fatigué…

Pas fatigué mais un peu… Je ne suis pas, pas cynique, je crois que je n’ai jamais été cynique de ma vie, mais j’étais… Intérieurement, au fond de moi, un peu en colère, je n’étais pas très à l’aise dans la ville, dans Paris, et je me sentais un peu seul. Oui même très seul, une grande solitude, mais qui m’allait bien, que j’aimais bien. Et donc là s’est formée la colère. Une colère qui était sans doute un peu liée à ma culture de fils de paysan, je me retrouvais très vite en phase avec des nomades, qui étaient eux-mêmes en colère contre le régime du pouvoir central.

Je prends le cas du Tchad, où les gens étaient en rébellion, ce n’était pas une rébellion sécessionniste, c’était une rébellion de colère. C’était la colère au fond, parce qu’il n’y avait pas d’éducation, pas de santé… À l’indépendance, le pays avait été abandonné.

C’était un peu la même colère que je sentais en moi, mais je n’étais pas capable de l’exprimer. Pour preuve, quand j’ai vu mon père, la dernière fois de sa vie, en 1975, il m’a dit « mais qu’est-ce que tu vas faire là-bas au Tchad tout le temps ? », et j’ai bredouillé, j’ai bégayé, je n’ai pas su quoi lui répondre. La fois suivante, quand je suis revenu, il était mort. Et je me suis dit, « merde, mais la réponse tu ne lui as pas donnée ! », et la réponse, elle est que, au fond, quelque part, je me sentais à l’aise dans ce nord du Tchad avec ces gens, parce que c’étaient des éleveurs, comme mon père avait été un éleveur. Et je ressentais au fond de moi leur colère et leur solitude, leur révolte aussi.

Donc c’est un peu normal que je me retrouve en phase avec les nomades, que je me retrouve en phase avec des paysans boliviens, que je me retrouve en phase avec certaines choses. Quelque part, quand je filme le palais de justice, dans les couloirs, les sous-sols, aux urgences, Délits flagrants, je me sens en phase avec certaines gens, des gens qui souffrent et j’ai l’impression de faire un travail de fond.

Je ne défile pas de Nation à République avec une grande pancarte, je n’ai rien contre ceux qui le font, au contraire, mais je suis un petit peu dans le sous-sol. Donc quand est arrivé soixante-huit, moi je ne comprenais pas bien… Il y avait Gilles, on discutait… Mais Gilles c’était un produit de la guerre d’Algérie, de l’université, il était forcément en colère contre l’establishment, moi pas trop… ma colère, elle se situait ailleurs, et puis elle n’était pas encore vraiment déclarée de cette manière-là.

Né le 26 février 1953, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de Saint Cloud, Christian Caujolle est élève et collaborateur de Michel Foucault, Roland Barthes, Pierre Bourdieu.
Après avoir été critique et rédacteur en chef chargé de la photographie au quotidien Libération, il crée en 1986 l’agence VU, agence de photographes, puis en 1998, la galerie du même nom.
Directeur artistique des Rencontres d’Arles en 1997, membre de nombreux jurys internationaux, il a publié, entre autres, des ouvrages sur Bernard Faucon, William Klein, Anders Petersen, Isabel Muñoz, Christer Strömholm, Peter Beard, le collectif Tendance Floue, Juan Manuel Castro Prieto, la collection photographique de Marin Kartmitz. Il a publié aux éditions Actes Sud deux ouvrages de textes «Circonstances Particulières».
Il enseigne aujourd’hui à l’École Nationale Supérieure Louis Lumière, écrit, est commissaire indépendant pour de nombreuses expositions et dirige le festival Photo Phnom Penh qu’il a créé en 2008 au Cambodge. Il collabore régulièrement, depuis sa création à la programmation, à la carte blanche et à l’animation du festival Images Singulières à Sète.
Il assure la direction artistique du festival Getxophoto, qui se caractérise par des présentations dans l’espace public, près de Bilbao, au pays basque espagnol, jusqu’en 2015.