Mai 68 – État des lieux

Claude Dityvon

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Mai 68, ce sont bien sûr les événements qui vont enflammer la France, mais c’est aussi la naissance d’un photographe important dont, à l’époque, les images ont été à peine vues et publiées.

Le 3 mai au soir, Claude Dityvon entend sur les ondes l’annonce des premières émeutes du quartier Latin, et dès le lendemain, il quitte l’appartement dans lequel il refait les peintures afin de gagner sa vie, pour aller photographier son Mai 68. Il photographie pour lui, il se fait son album personnel, il suit le mouvement, il improvise, il accompagne, ne cherche pas à être sur les moments chauds et médiatiques, « il accumule les images des entre-deux, les temps significatifs mais peu spectaculaires. Il veut donner à voir ce qui est entre les choses », dit Christian Caujolle. Il ne travaille pour aucun support, et, loin d’un Caron qui produira des images précises et iconiques, Claude Dityvon, lui, proposera une « antiphotographie de presse ». Comme il le disait : « Je me permettais toutes les audaces, flou, bougé, gros plan. Je photographiais en toute liberté, sans aucune contrainte. » Il affirme un ton, une manière de voir et crée « une écriture visuelle ». C’est ainsi qu’une nuit, il nous offrira cette image extraordinaire d’un jeune homme assis sur une chaise, à 2 heures du matin, enveloppé de gaz lacrymogène sur le boulevard Saint-Michel, semblant « narguer l’ultime assaut d’un escadron de CRS ».

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Quelques années plus tard, avec son épouse Chrys, Claude Dityvon créera l’Agence Viva avec sept autres photographes remettant en cause la notion de photojournalisme, et désireux d’aller au-delà de l’actualité immédiate, préférant travailler des sujets de société en profondeur. L’aventure Viva, un des plus importants projets photographiques de la France des années 70, se transformera en un véritable désastre financier.

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« L’acte de photographier est redevenue, grâce à lui, une nécessité et une liberté. Le mépris de la presse, et d’une grande partie de la profession, l’a libéré des carcans journalistiques. Ce n’est pas la passion des foules et de l’histoire qui l’animait, c’est la liberté sauvage ou la permanence de la rébellion qu’il traquait », nous précise François Cheval.

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Extrait de Christian Caujolle

« S’agissant de Mai 1968, on sait que, bien que ce soit la photographie de Gilles Caron de Daniel Cohn Bendit narquois face à un CRS devant la Sorbonne qui est aujourd’hui l’icône des événements, elle a été prise également par d’autres photographes. Mais la force de commercialisation, la pertinence de l’Agence Gamma hier, comme aujourd’hui le travail permanent de la Fondation Gilles Caron installent cette photographie comme le « résumé » en images de la révolte.

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Afin qu’il n’y ait aucune ambiguïté, il ne s’agit pas ici de définir qui « est le meilleur », d’établir une hiérarchie, de démolir des statues ou des statures, mais de nous interroger sur la fabrication des icônes liées à l’histoire et sur la fonction qu’elles occupent dans la mise en place iconographique de certaines mythologies. On peut penser que, parce que la photographie n’a rien d’objectif, seule la confrontation des points de vue, la mise en relation des différents regards, peut nous permettre de nous forger une idée et de réfléchir non seulement par rapport à ce qui fut, mais aussi par rapport à la façon dont les faits du passé ont été, en images, historiés et contés. Afin d’éviter une paresseuse pensée unique visuelle.

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Ce qui nous amène à considérer, avec tout le sérieux qu’il mérite, le corpus, imposant, réalisé par Claude Dityvon en 1968. Un de ses premiers travaux importants, qui n’avaient rien à voir avec une quelconque envie de se situer par rapport — ou dans – la presse mais avec, avant tout, la volonté de réaliser des images tout en accompagnant avec sympathie un mouvement de fond. Pas d’image symbolique, pas de document pour accompagner les gros titres des quotidiens ou des magazines, pas de volonté de s’inscrire dans l’histoire. Juste un plaisir, sensible, d’avoir eu la chance d’être là, à ce moment-là, et de pouvoir capturer les images sans que les contraintes dévoilent le regard. Il a réussi à « donner à voir ce qui est entre les choses, ce qui ne se voit pas et qui ressemble à la musique des mots et au bruissement de la rue, son état des lieux. Ce n’est pas rien ».

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Extrait de François Cheval

« L’acte photographique de Claude Dityvon, ne peut être en reste des événements. Il adopte une liberté de ton qui s’oppose audacieusement à l’urgence de l’information. Il rejoint en cela, comme tout œuvre qui s’impose dans la durée, le fonds commun universel. Ce ne sont ni des mythes, et encore moins une relation directe avec les faits qui s’affichent. Le réel, cet objet de toutes les manipulations, ne peut rejoindre les « vérités fondamentales » que sous une forme transfigurée. Les contours « traditionnels » et usuels du reportage avouent leur faiblesse à retranscrire ce que l’opérateur ressent. La photographie en Mai 68 se doit d’imposer un langage nouveau, une expression inhabituelle qui doit faire corps charnellement à l’événement. Il faut toute l’ingénuité de la jeunesse pour faire valoir la puissance de l’exception contre le consensus formel en usage dans la photographie de reportage en cette période de glaciation gaullienne. Claude Dityvon ignore d’autant plus les règles de l’art photographique qu’il ne les connaît pas. Un étonnement constant devant les scènes qui font leur apparition l’éloigne à chaque moment d’une fabrication conventionnelle de l’image. Il ne cherche pas à expliquer et encore moins à témoigner. Ce qui s’impose avec clarté doit conserver sa part de mystère. L’homme, pénétré par le cinéma d’auteur, imprégné du rythme coltranien, se reconnaît dans les palabres improvisées et infinies, dans ces « short cuts » dénués de toute logique apparente. Il faut, dans ces temps troubles et merveilleux que la photographie abandonne la réalité pour mieux s’acharner à transcrire le mouvement des choses.

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Si bien que ce moment photographique qui semble en lui-même éprouvé, jusqu’au lyrisme, apparaît pour ce qu’il est, une conscience profonde du vécu historique, c’est-à-dire une mesure de l’écart entre le fait brut, la sensation et la distance. Refus de l’évidence et de la signification cachée, en arpentant les pavés parisiens, Claude Dityvon définit, sans en prendre véritablement la mesure, le nouveau programme de la photographie documentaire. »